Or
ce 5 décembre, jour du rassemblement autour du Vieux Chêne, tous les
arbres furent invités à parler de leur vie dans la forêt. Et chacun
dit ce qu’il avait à dire :
« Moi,
je suis beau et je me vante, dit fièrement le châtaignier. Mes racines
sont grosses, bien plus grosses que les vôtres. C’est moi le plus
beau. Je donne des fruits et je sers à quelque chose. Les gens viennent
les ramasser à l’automne.
- Moi,
je commence à me faire vieux, répliqua le frêne d‘une voix lasse. J’ai
des rides, je suis un peu tordu. J’ai des branches mortes et des
bosses au dos ; je n’y vois plus très bien ; la nuit est
toujours tombée pour moi. Je ne sais plus chanter, mes dents sont
usées : j’aurais bien besoin d’un dentier.
- Moi,
je suis tout jeune et tout mignon, s’exclama le bouleau. Tous les
champignons sont à mes pieds. Je ne suis pas frileux, je ne suis pas
chatouilleux et je n’arrête pas de grandir.
-
Moi, je n’ai rien fait de bien dans ma vie, reprit l’érable. Les
nuages se posent sur mon feuillage et les oiseaux oublient que je suis
un arbre.
-
Moi, j’en ai assez d’être planté là, j’aimerais me promener,
voyager, chanter, connaître le monde, dit le petit sapin tout plein de
vie. »
Le
petit luthier, son apprenti et le castor s’approchèrent de l’érable
et du petit sapin. Le castor prit la parole :
« Voulez-vous
être coupés par mes jolies dents ?
-
Oui, répondirent les deux arbres
-
Mais je n’ai pas assez de bois ? dit le petit sapin
-
Ce n’est pas grave dit le petit luthier, je te mélangerai avec ton
ami le vieil érable. Je vous ferai chanter, je vous ferai vivre ; vous
resterez ensemble pour toujours ».
Alors
le petit luthier et son jeune apprenti, aidés du castor, emportèrent
le bois, suivis des animaux de la forêt. Parmi eux, un écureuil se
baladait. On aurait dit que c’était un compositeur qui cherchait des
notes de musique.

Le
petit luthier habitait une vieille chaumière au fond de la forêt. Les
murs étaient en bois un peu clairsemé pour laisser entrer la lumière.
Son atelier était plutôt petit. Tous ses outils étaient bien rangés.
Il y avait une grande table au milieu : deux planches de bois y étaient
posées ; c’était l’apprenti qui les avait coupées. Au plafond,
une vingtaine de violons étaient suspendus. Ca sentait bon le vernis.
Sa petite maison servait aussi d’hôtel pour les petits animaux de la
forêt ; une araignée, un écureuil et un pic-vert y habitaient ; des
souris et des gerbilles avaient fait leurs nids dans des copeaux de
bois. Des chauves-souris profitaient d’un vieux fil à linge pour se
suspendre et renifler les bonnes odeurs ; parfois, elles battaient des
ailes pour sécher le vernis des instruments.
Le
temps passa. Un jour, le petit luthier commença à fabriquer un violon.
Il prit un morceau du petit sapin et en fit la table. Avec le vieil
érable, il sculpta le fond et la tête de l’instrument. Alors le
pic-vert se mit à creuser les trous des chevilles. Il ne restait plus
qu’à poser les cordes. Dans un petit coin de la chaumière, une
araignée tissait des fils ; c’étaient des fils très solides. Le
petit luthier les prit et en fit des cordes. Il les posa mais le violon
ne chantait pas encore. Il lui manquait une âme. Alors il alla en
chercher une sur une étagère ; c’était une âme très vieille ;
elle avait cent deux ans ; elle était un peu sourde mais elle savait
encore très bien vibrer. Le petit luthier la glissa dans l’instrument
et le violon se mit à chanter. Pendant tout ce temps, le jeune apprenti
observait son maître et lui tendait les outils. Alors, le petit luthier
fabriqua un archet ; avec des crins de cheval qu’il gardait
précieusement dans une boîte au fond d’un tiroir, il confectionna
une jolie mèche qu’il fixa sur le bois. Il prépara ensuite le vernis
pour donner une belle couleur à l’instrument. Le pic-vert, quant à
lui, trempa sa queue dans l’encre pour dessiner la ligne noire sur le
violon. Le petit luthier était heureux. Le violon était magnifique. Il
avait un son merveilleux.
En
ce temps-là, Le roi Edgar régnait sur ce royaume. C’était un homme
très grand et très fort. Mais depuis la mort de sa femme, son cœur s’était
endurci, il ronchonnait sans arrêt, il était devenu odieux avec tout
le monde. Lorsque les paysans n’avaient pas fait de bonnes récoltes,
il les obligeait quand même à payer leurs impôts. S’ils ne lui
obéissaient pas, il les fouettait, les jetait dans des cachots remplis
de rats et d’araignées et les condamnait à mort. Le roi Edgar était
sans pitié. Tous ses sujets l’appelaient « Roi sans cœur ».
Sa femme, quand elle vivait, aimait beaucoup la musique. Le roi adorait
l’entendre jouer mais depuis qu’elle était morte, la moindre note
réveillait sa douleur ; c’est pourquoi il avait interdit la musique
dans tout le royaume. Toute personne trouvée en possession d’un
instrument était aussitôt jetée en prison. Le roi sans cœur les
appelait « les instruments de torture ». Il refusait même
de voir ses propres enfants Apoline, Pauline et Clément car ceux-ci
ressemblaient trop à leur mère. Il alla jusqu’à interdire dans les
écoles l’apprentissage de la musique.

Roi
sans cœur aimait beaucoup la chasse. Souvent, pour se rendre sur ses
terres, il traversait la petite forêt. Quand les arbres dormaient, il
les réveillait avec son cor de chasse. Il y en a même un qui avait des
doigts de sorcière et qui voulait le griffer. Presqu’à chaque fois,
le roi cassait les branches qui gênaient son passage et les coupait
pour en faire des lances et des flèches. Les troncs, qu’il prenait
pour cible, étaient presque tous abîmés. Bref, il ne respectait plus
rien ni personne.
Or,
un jour, un troubadour arriva dans le pays et se rendit chez le petit
luthier qui vivait caché dans la forêt. C’était un jeune homme aux
cheveux noirs et aux yeux marron. Il portait des habits rapiécés. Il
avait avec lui un violon et demanda au petit luthier s’il voulait
écouter son instrument. Celui-ci, heureux de l’avoir comme client,
accepta avec plaisir. Et lorsque le troubadour joua de son violon, il en
sortit un très joli son.
Ce
jour-là, Roi sans Cœur était parti, avec sa cour, chasser le lapin,
le sanglier, le renard et l’hermine. A un moment, il s’égara. Alors
qu’il essayait de retrouver son chemin, il entendit, sortant d’une
petite chaumière perdue au milieu des grands arbres, un air doux et
mélodieux. Il se demanda qui osait défier sa loi. Il ouvrit
brutalement la porte de la chaumière et se jetant sur le troubadour,
arracha et brisa l’instrument.

Tous
les animaux, amis du luthier, se liguèrent contre le roi pour le faire
sortir. « Roi méchant, roi sans cœur » criaient-ils en le
poussant vers la porte. « Je me vengerai ! » cria le
Roi en claquant la porte.
Le
troubadour, lui, était très triste de ce qui venait d’arriver. Il
pleurait à chaudes larmes. Il essaya de récupérer tous les morceaux
pour recoller son violon mais malheureusement n’y arriva pas.
« Cet instrument ne fera plus jamais un beau son, l’âme est
cassée, mais si vous voulez, j’ai un violon tout neuf ». dit le
petit luthier pour le consoler. Il lui proposa le violon qu‘il venait
de fabriquer avec l‘érable et le petit sapin..
« Puis-je
l’essayer ? demanda le troubadour
- Cet
instrument a des pouvoirs étranges, extraordinaires. Si vous n’avez
pas le cœur pur, vous ne pourrez pas en jouer » répondit le
petit luthier.
Le
troubadour prit le violon. Il composa une musique qui ouvrait les cœurs.
C’était si beau que les arbres de la forêt en furent émerveillés.
Les petits animaux étaient si contents qu’ils se mirent à danser sur
la musique. Ce son merveilleux était accompagné du souffle du vent. Le
luthier avait les larmes aux yeux car jamais personne n’avait joué
comme cela, avec autant d‘amour et de douceur…alors, il lui offrit l’instrument.

Le
troubadour le remercia et repartit de village en village. Le temps
passa. Tous les habitants du royaume connaissaient en secret ses
chansons. Tout le monde parlait de lui et on se pressait pour le voir,
tant sa musique était belle à écouter. Avec son violon, il répandait
la joie dans les cœurs. Entre-temps, le Roi avait fait jeter le petit
luthier en prison. Un jour, le troubadour s’en alla au marché, près
du château du Roi et se mit à jouer de son violon. Sa musique douce
envoûta les villageois. L’entendant, le roi se mit à la fenêtre d’une
des tours du château. « Roi méchant, roi sans cœur, Roi gentil,
Roi grand cœur » chantait le troubadour. Les habitants étaient
si émus qu’ils pardonnèrent au Roi. Ils reprirent la chanson pour l‘attendrir.
Celui-ci était émerveillé. Des larmes coulaient de ses yeux car il
repensait à sa famille. Son âme s’apaisa; il ouvrit son cœur. Il
fit venir près de lui ses enfants et les prit dans ses bras. Alors, il
jeta son or par-dessus les fenêtres et libéra tous les prisonniers,
dont le petit luthier qui retrouva avec joie son atelier. Il était si
heureux qu’il offrit un violon au roi. Celui-ci pria alors le
troubadour de lui apprendre à jouer de son instrument. Le troubadour
lui dit : « Oui, mais à condition que vous gardiez votre cœur
ouvert en faisant chanter l’âme du violon ». Le roi
répondit : « Je serai un bon roi. Je n’emprisonnerai plus
personne. Je serai toujours juste avec mes sujets ».

Les
villageois étaient heureux. Ils pouvaient enfin danser en chantant les
airs du troubadour. La nouvelle se répandit dans tout le royaume et la
musique fut à l’honneur. Pendant ce temps, au château, le Roi, le
troubadour, le petit luthier et son apprenti préparaient une fête pour
les arbres de la forêt. Ils composaient des airs joyeux. Le roi et le
troubadour jouaient de leurs violons, le luthier du violoncelle et l’apprenti
de l’alto.
Le
11 juin arriva. Depuis longtemps, le roi ne chassait plus et tous les
animaux lui faisaient fête. C’était le printemps, la forêt était
pleine de vie, le soleil éclairait les feuilles. Le vent chantait dans
les arbres. Les oiseaux dansaient en faisant des trilles mélodieux. Ce
jour-là, les quatre musiciens se rendirent dans la petite forêt. En
arrivant, ils se mirent à jouer un air très gai pour réveiller Grand
Chêne. Frênes, bouleaux, marronniers, châtaigniers, peupliers, sous
le charme de la musique, se mirent à danser. Ils remuaient leurs
feuilles et leurs branches. L’érable et le petit sapin étaient
heureux : le petit luthier leur avait rendu leur âme. Le violon était
magnifique. Il avait une belle couleur dorée Quand il jouait, il
rayonnait d’argent. Le chant de l’herbe accompagnait les musiciens.
Le quatuor fut une vraie réussite ; l’âme des arbres vivait
dans les instruments ; toute la forêt reprenait sa nature. Les
glands et les châtaignes se mirent à germer. Les animaux de la forêt
faisaient une farandole autour de Grand Chêne. Les musiciens,
époustouflés, cessèrent de jouer et admirèrent cette forêt
magnifique. C’est alors que le violon du troubadour, posé sur le sol,
prit racine. Et tout près de lui un petit sapin sortit de terre et se
mit à vivre. Les arbres l’accueillirent avec un bruissement de mille
feuilles. La forêt avait retrouvé son âme .
C’est
depuis ce temps-là que les arbres des forêts n’ont plus peur des
luthiers.